CHAPITRE QUATORZE

J’attendis pour quitter la maison que les domestiques fussent en train de souper à l’office. Je ne me fiais pas à Gargery : Emerson avait fort bien pu lui donner l’ordre de m’empêcher de sortir. (Il n’y serait point parvenu, mais je préférais éviter toute controverse.) Je déplorais fort de n’avoir pas eu le loisir de demander au majordome où je pourrais acheter un petit pistolet. Il paraissait très au fait de ces choses-là. Toutefois, j’avais mes outils et mon ombrelle ; cela devrait suffire.

La nuit était tombée et je constatai avec satisfaction que le ciel était couvert. Des écharpes de brume s’enroulaient, languides, autour des arbres du parc. Le brouillard se lèverait certainement quand nous serions sortis de Londres, mais peut-être y en aurait-il une nappe sur le fleuve. Je l’espérais de tout cœur.

La route était longue. Tandis que le cab bringuebalait sur les pavés, dans les rues animées, je passai mon plan en revue. J’avais laissé sur la table du hall la lettre adressée à l’inspecteur Cuff, avec consigne de la faire porter immédiatement. J’avais mes armes. J’avais, pour me soutenir, la force que procure l’indignation vertueuse – et l’espoir de me trouver bientôt en présence de l’être qui représentait tout pour moi.

Je me demandai comment diantre Emerson avait percé le mystère. Il n’avait point entendu les paroles d’Ayesha et je ne lui avais pas répété la phrase cruciale, pour la bonne raison que, sur le moment, celle-ci n’avait revêtu aucune signification pour moi. Comment, dès lors, Emerson savait-il qu’une cérémonie quelconque allait avoir lieu cette nuit ? Peut-être l’ignorait-il. Peut-être était-il allé au château quérir la preuve qui lui manquait (tout comme à moi) pour étayer sa théorie. Quoi qu’il en fut, il était bel et bien à Mauldy Manor : j’en étais aussi certaine que si je l’avais suivi jusque là-bas. C’était le seul endroit logique où trouver l’élément qui manquait à ma reconstitution de l’affaire.

Il restait moins de deux heures avant minuit lorsque j’ordonnai au cocher de s’arrêter à une distance respectable de la grille du manoir. On ne saurait blâmer le brave homme, je suppose, d’avoir imaginé le pire : une femme solitaire, enveloppée dans un manteau noir à capuchon, qui demande qu’on la dépose sur une route de campagne, non loin de la demeure d’un homme à la réputation sulfureuse, ne doit pas s’étonner qu’on lui prête des motifs douteux. La remarque que me lança le cocher avant de repartir n’a pas sa place dans le présent récit.

La lune et les étoiles étaient cachées par d’épaisses nuées et le brouillard déployait un blanc linceul sur la surface du fleuve. Comme je me dirigeais à pas de loup vers le portail, une lueur rouge vif empourpra les nuages, et un lointain roulement de tonnerre annonça sa présence. Un orage se préparait.

J’avisai des fenêtres éclairées dans le pavillon du gardien. Le portail serait certainement fermé à clef à cette heure – particulièrement si les activités que je soupçonnais devaient avoir lieu –, or je ne voulais point me faire repérer. Je dus longer le mur d’enceinte sur une certaine distance avant de trouver un endroit où je pus l’escalader, avec l’aide d’un grand orme dont la ramure surplombait le sommet. Mon satané manteau ne cessait de s’accrocher aux épines et aux branchages, mais je n’osais m’en défaire : certes, je portais dessous la plus discrète de mes tenues de travail, d’une couleur propre à se fondre dans l’obscurité, mais ma silhouette (ainsi qu’Emerson le faisait souvent remarquer) eût trahi ma condition de femme.

Guidée par les éclairs, qui augmentaient de fréquence et d’intensité à mesure que l’orage se rapprochait, je traversai la vaste pelouse déserte en allant d’arbre en arbre et de buisson en buisson. Contrairement à ce que j’attendais, il n’y avait pas de chiens. J’en fus bien aise, tout en trouvant un peu étrange qu’un jeune célibataire ne possédât point ce genre d’animal – à titre de gardien sinon de compagnon. Je me souvins de la réflexion d’Emerson concernant l’affection du comte pour les chats, et un frisson de révulsion me parcourut toute. Je fixai résolument mon esprit sur d’autres choses. J’étais préparée au pire. Rien ne servait de se faire des frayeurs à l’avance.

Le parc était absolument désert. Pas âme qui vive. Si je n’avais su à quoi m’en tenir, j’aurais pu supposer que Lord Liverpool était absent de chez lui. L’aile habitée du château était plongée dans l’obscurité, hormis quelques lumières au dernier étage, lequel devait abriter les quartiers des domestiques.

Grâce à ma précédente visite, j’avais la disposition des lieux clairement en tête. La demeure avait la forme d’un « E » – car la plus grande partie du manoir actuel avait été construite sous le règne d’Élizabeth, dont l’ego monumental appréciait ce type d’hommage, et qui avait des courtisans suffisamment avisés pour lui complaire. L’aile moderne avait dû remplacer une structure antérieure, sise au même emplacement. Elle se trouvait à une extrémité, tandis que les cuisines et dépendances occupaient la barre centrale du « E », et l’aile ancienne l’autre extrémité.

J’atteignis sans encombre le mur de l’aile ancienne, tapissé de mousse, et je me félicitais déjà de ma bonne fortune lorsque j’essuyai mon premier revers. La bâtisse, qui, de l’extérieur, m’avait paru au bord de l’effondrement, n’était pas aussi vulnérable que je l’avais escompté. Toutes les fenêtres étaient condamnées par des planches neuves, épaisses, fixées avec de gros clous. Je n’avais même pas la place de glisser un ongle dans un interstice. La porte, au bout de l’aile, était aussi inébranlable qu’un bloc de pierre ; lorsque je tournai la poignée, des particules de rouille s’en détachèrent comme des gouttes de pluie sèches.

Je m’apprêtais à inspecter l’une des autres ailes, dans l’espoir d’y trouver une fenêtre non aveugle (j’étais toute prête à briser une vitre s’il le fallait) quand j’aperçus, à mes pieds, une faible lueur qui semblait émaner du sol. Elle disparut presque aussitôt, mais elle m’avait fourni l’indice dont j’avais besoin. Une personne munie d’une lanterne avait traversé une pièce souterraine, trahissant ainsi l’existence d’ouvertures qui eussent autrement échappé à mon attention : de petits soupiraux situés au ras du sol, donnant sur les caves.

À une époque ils avaient été munis de barreaux ou de grillages métalliques, mais l’irréparable outrage des ans avait corrodé le métal, ce qui me permit de desceller les rares barreaux qui restaient. Ces soupiraux étaient si étroits que seuls un enfant ou une femme menue auraient pu s’y faufiler, ce qui expliquait sans doute pourquoi on n’avait jamais remplacé les barreaux.

Je parvins à me glisser au travers, non sans force contorsions et quelques douloureuses frictions sur une certaine partie de mon anatomie qui, par le passé, m’avait déjà causé des désagréments. Je m’introduisis avec circonspection, en commençant par les pieds, et me laissai pendre à bout de bras, sans rien sentir d’autre que le vide sous mes orteils en extension. L’obscurité était impénétrable, la situation extrêmement angoissante. À quelle distance de mes pieds le sol se trouvait-il ? Que pouvait-il y avoir d’autre que le sol présumé ? Si je tombais lourdement ou renversais dans ma chute quelque objet fragile, le bruit trahirait-il ma présence ? Il y avait quelqu’un dans la maison : j’avais vu la lumière.

Au lieu de me perdre en vaines conjectures pessimistes, je lâchai l’appui du soupirail et me laissai choir – sur une distance qui se révéla finalement assez courte. J’atterris sur mes pieds, genoux pliés, et ne perdis pas l’équilibre.

Il faisait noir comme dans un four et une odeur de tombe imprégnait l’air. Vu que c’était risqué de faire de la lumière – raison pour laquelle je n’avais pas apporté la lanterne sourde qui, d’ordinaire, est fixée à ma ceinture – je n’osai faire un mouvement avant que de savoir quels obstacles me guettaient. Je pris toutes les précautions imaginables avant, de frotter l’allumette, dont j’abritai la flamme avec ma main et mon corps.

Je l’éteignis presque aussitôt. J’en avais vu suffisamment : une pièce étroite, vide, dont le sol et les murs de pierre étaient recouverts de hideuses touffes de lichen et qui ne contenait rien d’autre que du bois de rebut. Dans les parois latérales béaient deux embrasures noires.

Quelle direction ? Après réflexion, je me souvins que la vacillante lueur que j’avais aperçue s’était déplacée de la droite vers la gauche. Le pied assuré malgré l’obscurité, je suivis la direction qu’avait prise le porteur de lanterne, en serrant mes outils contre mon flanc pour les empêcher de tintinnabuler.

À peine étais-je entrée dans la pièce voisine que je vis de la lumière devant moi. Avançant avec la plus extrême prudence, je franchis une porte accrochée de guingois à des gonds cassés et me retrouvai dans un corridor en pierre, aussi humide et bas de plafond que la pièce que je venais de quitter. La lumière provenait d’une ouverture au sommet d’un étroit escalier, juste en face de moi.

Je me drapai étroitement dans les pans de mon manteau, rabattis le capuchon sur mon visage et gravis les marches. Elles ne craquèrent point sous mes pas ; elles étaient en pierre, usées par le passage des siècles. Sur le palier, je fis halte et risquai un coup d’œil circonspect par l’embrasure.

Le spectacle qui s’offrit à ma vue me stupéfia à tel point que, me redressant, je me cognai violemment la tête contre le linteau en pierre de la porte voûtée.

Juste devant moi se trouvait un groupe de statues grandeur nature, taillées dans de l’albâtre magnifiquement poli. J’utilise à dessein le mot « groupe » car je ne saurais dire combien il y avait de personnages, tant ceux-ci étaient inextricablement enchevêtrés. Ils devaient cependant être au moins trois, car je distinguais cinq bras.

« Juste ciel ! » me dis-je à part moi. Je me gardai d’exprimer cette pensée tout haut, car j’entendais des voix. Le groupe de statues était commodément disposé – de mon point de vue, en tout cas – devant l’embrasure. Je m’aventurai un peu plus avant, dans ce qui se révéla être un passage faisant toute la longueur de l’aile. Sur ma droite, à seulement quelques pas, se trouvait la porte donnant sur la façade de la demeure – la longue base du « E ». À ma gauche, le corridor s’étirait sur plusieurs mètres avant de se terminer par une lourde tenture noire qui semblait faite de velours ou de peluche. L’un des murs était percé de fenêtres condamnées, entre lesquelles on pouvait voir des tableaux, des sculptures et autres œuvres d’art (au sens large du terme) évoquant le même thème que celui du groupe de statues qui m’avait accueillie. Elles provenaient de toutes les parties du monde et dataient de diverses époques : le tableau accroché juste en face de la porte de la cave était une composition extraordinaire, originaire très vraisemblablement de l’Inde du XVIe siècle, représentant un certain nombre d’individus dans des positions qu’il vaut mieux ne point décrire, mais que Ramsès eût sans nul doute jugées « inconfortables, pour ne pas dire impossibles ».

La fonction de cette partie isolée du manoir était maintenant tout à fait apparente. Il me semblait improbable, toutefois, qu’elle eût été conçue par le comte actuel. Sans doute les ancêtres d’icelui avaient-ils contribué au décor et bénéficié des équipements ; Lord Liverpool avait ensuite réaménagé les lieux afin de les adapter à ses desseins.

Les voix que j’avais entendues provenaient d’une embrasure de porte, immédiatement sur ma gauche, et étaient accompagnées de glouglous et de tintements de verres en cristal. Apparemment, le porteur de lanterne que j’avais aperçu par le soupirail était descendu dans la cave à vin.

Posant ma main sur l’épaule lisse de l’un des individus du groupe de statues, je m’approchai précautionneusement de la porte ouverte.

— Nous avons tout le temps, dit une voix aux intonations familières. Prenez un autre verre.

— Ou une autre bouteille. – Le gloussement haut perché me permit d’identifier celui qui parlait. – Rien de tel que l’alcool pour se donner du courage, hein, Frank ?

— Je suis là, pas vrai ? fut la réponse maussade. Et le seul, qui plus est. Où sont les autres ?

— Ils ont décliné l’invitation, dit Lord Liverpool en gloussant derechef. Ils ont des sueurs froides, le cœur froid, la tête froide, ces maudits couards !

— Peut-être sont-ils tout bonnement sensés, maugréa l’autre homme (en qui j’avais maintenant reconnu Mr. Barnes). Annulez tout, Ned. Nous ne sommes pas en nombre suffisant…

— Oh, que si ! – Je me tenais si près de la porte que je l’entendis déglutir. – J’ai engagé quelques recrues – vous savez de qui je parle – pour combler les rangs.

Barnes poussa un glapissement de protestation.

— Bon sang, Ned, pourquoi avez-vous fait ça ? Ces gens-là sont un ramassis de butors… ils cracheront le morceau dès qu’ils verront une matraque, ou alors ils vous feront chanter… Cette soirée devait être notre divertissement privé…

— Divertissement ! – Lord Liverpool avait dû jeter son verre à terre, car j’entendis un fracas de cristal. Il ne s’agit pas d’un jeu, Frank, pas pour moi. C’est une question de vie ou de mort.

— Ned… je sais, mon vieux, je sais ce que ça représente pour vous, mais…

— Mais il ne pourra pas tenir sa promesse… c’est bien ce que vous pensez ? Vous ne croyez pas à ses pouvoirs, n’est-ce pas ?

— Et vous ?

Il y eut un silence. Enfin, dans un murmure, le jeune comte répondit :

— Je dois y croire, Frank. Je le dois. Je suis prêt à tenter n’importe quoi, à faire n’importe quoi…

— Très bien, dans ce cas. Je suis avec vous, mon garçon.

— Et pas qu’un peu ! dit le comte avec un rire déplaisant. Envers et contre tout, jusqu’au dernier penny que je possède, hein ? N’allez pas croire que j’ignore pourquoi vous me restez fidèle, Frank. Je n’avais qu’un seul ami, et il… Ah ! ne prenez pas cette mine défaite. Ils ne perceront jamais notre secret. Et quelle importance, s’ils le faisaient ? Croyez-vous que la vieille lady laisserait un vulgaire policier arrêter son arrière-petit-neveu, ou son cousin issu de germains ? Dépêchez-vous, Frank ; videz la bouteille et allons-y.

Pour toute réponse, Barnes émit une série de gargouillis indiquant qu’il suivait le conseil de Lord Liverpool.

Sans bruit, je m’empressai de retourner à l’abri du groupe de statues. Le corridor était éclairé à intervalles réguliers par des lampes à pétrole, mais j’avais la certitude que, dans mon manteau noir, à la faveur des ombres, je passerais inaperçue. De fait, lorsque les deux hommes sortirent, ils n’eurent même pas un regard dans ma direction. Laissant la porte ouverte, ils longèrent le corridor et disparurent derrière la tenture noire.

Ils étaient masqués et vêtus de longues robes. J’attendis qu’ils fussent hors de vue pour émerger de ma cachette ; puis, n’entendant aucun bruit à l’intérieur de la pièce qu’ils venaient de quitter, j’y entrai.

C’était un endroit des plus étranges, à mi-chemin entre une loge de théâtre et le vestibule d’une église ou d’un temple. Plusieurs robes blanches étaient accrochées à des patères, le long du mur. Par la porte d’une grande armoire, laissée négligemment entrouverte, j’aperçus des étagères remplies de masques au regard fixe. Il devait y en avoir une douzaine. Mais ce qui me fit stopper net, le cœur cognant douloureusement contre mes côtes, ce fut la vue des objets alignés sur une longue table. C’étaient également des masques, mais non des copies de celui que je connaissais si bien. Des têtes d’ibis et de babouin, un vautour au bec crochu, un lion rugissant : j’avais devant moi les dieux à têtes d’animaux de l’ancienne Égypte, confectionnés en papier mâché et peints de couleurs vives.

J’avais presque oublié mon épouvantable rêve. Mais les têtes d’animaux étaient là, telles que je les avais vues en songe… et nulle part ailleurs.

Je me gardai de donner libre cours aux hideuses spéculations qui m’assaillaient. Je tenais là ma chance de passer inaperçue dans la pièce même où les autres étaient rassemblés. Je devais néanmoins agir promptement, car il restait plusieurs robes et j’ignorais combien de participants devaient encore venir. D’une seconde à l’autre, je risquais d’être découverte.

Je roulai en boule mon manteau dans l’armoire et enfilai l’une des robes. Elle était trop longue d’une bonne quinzaine de centimètres, ce qui n’était pas plus mal car elle cacherait ainsi mes bottines. J’avais noté que Lord Liverpool et son compagnon portaient des sandales, mais toutes celles que je trouvai dans l’armoire étaient trop grandes pour moi. De surcroît, des bottines peuvent se révéler fort utiles dans une mêlée.

Après avoir examiné les accessoires de cérémonie qui étaient éparpillés sur la table, au milieu des masques, je jugeai qu’aucun d’entre eux n’était suffisamment robuste pour me servir d’arme : sceptres, masses et bâtons de commandement étaient en bois fin ou en papier mâché. Il eût été folie d’abandonner mon ombrelle ; je l’accrochai donc à ma ceinture, sous la robe, et la maintins en place avec mon coude pendant que je m’entraînais à marcher. C’était un peu malcommode, certes, mais je pensais pouvoir y arriver.

J’étais prête à y aller… à un détail près.

Lord Liverpool et Mr. Barnes s’étaient affublés du masque du prêtre. Ce modèle était encore disponible en grande quantité (la petite saillie d’Emerson à propos d’un atelier les confectionnant à la chaîne n’était pas si éloignée de la vérité, en définitive) ; ma main avait déjà touché l’un de ces satanés objets lorsque je me ravisai.

Ma décision reposait sur un indice ô combien fragile : un rêve. Toutefois, dans ce rêve, seul le grand prêtre portait le masque aux traits humains. Les autres, acolytes et serviteurs, portaient les têtes d’animaux.

Ma foi, je ne tarderais pas à savoir si j’avais fait le bon choix. Je jetai mon dévolu sur le masque de lion : Sekhmet, déesse de l’amour et de la guerre. Cela semblait approprié à la situation.

Un silence de mort régnait dans le corridor. D’un pas raide, hiératique, je le parcourus sur toute sa longueur. Heureusement que personne ne m’observait car, à un moment, l’ombrelle se coinça entre mes jambes et manqua me faire trébucher. Je recouvrai l’équilibre de justesse. Mon champ de vision était limité par les fentes du masque, de sorte que je pouvais seulement regarder droit devant moi, et je sentais dans le milieu de mon dos des picotements désagréables.

Je soulevai le rideau et me glissai dessous. Face à moi se trouvait une porte dorée, sculptée de bas-reliefs absolument extraordinaires.

Le loquet céda à la pression de ma main et, dans un silence huilé, le panneau pivota vers l’intérieur. Je demeurai clouée sur place.

Je me tenais, comme dans mon rêve, sur un balcon surplombant une vaste salle, et la scène qui s’offrait à mes yeux était celle que j’avais vue en songe.

Ce n’était pas exactement la même, cependant. La porte s’était refermée derrière moi et nul ne semblait avoir remarqué mon entrée, ce qui me laissa quelques instants pour me ressaisir.

La salle occupait deux niveaux de la bâtisse d’origine : on avait ôté le parquet et étayé les murs avec des piliers, de façon à dégager tout l’espace compris entre le toit et le sol de la cave. Les murs n’étaient pas en pierre polie, mais recouverts de tapisseries et de tentures. La statue, au lieu de faire six mètres de haut, était grandeur nature, et la divinité représentée n’était pas le digne Osiris. Celle-ci portait un certain nombre de noms (parmi lesquels Min) et se reconnaissait aisément à une caractéristique hors du commun.

L’éclairage, vacillant, n’était pas particulièrement impressionnant : lampes à pétrole modernes, dont les mèches avaient toutes besoin d’être coupées, et braseros perchés sur de hauts trépieds passablement instables. Il y avait là une demi-douzaine d’hommes. Tous étaient vêtus de robes, certains masqués, mais d’autres avaient ôté leur couvre-chef afin de fumer un cigare ou une cigarette. L’atmosphère qui prévalait était loin d’être solennelle. Un individu était vautré sur l’autel, un autre portait une bouteille à ses lèvres. Quelqu’un indiqua du doigt la statue et lança une plaisanterie que je me refuse à répéter. Un ululement de rires gras s’ensuivit.

En parcourant la pièce du regard, je m’avisai avec un frisson de désarroi que l’un des hommes masqués m’avait repérée. Son masque, qui était celui de Thot à tête d’ibis, dieu de la sagesse, me dévisageait ouvertement. Il fit un pas vers l’escalier menant au balcon.

Je n’avais d’autre ressource que de payer d’audace. S’il devenait soupçonneux et donnait l’alerte, jamais je ne pourrais courir plus vite que lui. Plus important, je n’avais pas encore accompli la mission pour laquelle j’étais venue. Si la jeune fille était prisonnière dans cet antre du vice, je ne pouvais point l’abandonner.

Je n’avais pas imaginé qu’il serait si malaisé de descendre une volée de marches avec une ombrelle accrochée à ma ceinture. Après un faux pas presque fatal, je remis en place ladite ombrelle, à la manière d’un bretteur rengainant son long sabre, en espérant que nul ne remarquerait mon curieux accessoire.

J’atteignis enfin le pied de l’escalier et exhalai un soupir de soulagement. Le masque d’ibis s’était détourné ; personne d’autre ne semblait me prêter attention. Je me glissai dans un coin d’ombre propice, dos contre le mur.

On perd toute notion du temps dans ce genre de situation. Occupée comme je l’étais à ne pas écouter le langage profane et les plaisanteries obscènes des autres participants, je n’avais aucune idée de l’heure qu’il pouvait être, ni du délai qui s’était écoulé, lorsque l’un d’entre eux jeta sa cigarette par terre et l’écrasa sous sa semelle.

— On y va, les gars ! dit-il avec entrain. Faudrait pas que Sa Gracieuseté vous voie dans cette tenue avachie, ça fait vulgaire.

Chacun coiffa son masque, les cigares furent jetés dans les braseros. L’homme vautré sur l’autel se mit debout et lissa les plis de sa robe.

Sans aller jusqu’à affirmer que j’étais parfaitement à l’aise, je puis dire que l’ombre de la terreur surnaturelle ne planait plus sur mon esprit. La réalité n’avait rien à voir avec mon rêve ; c’était plutôt une parodie vaudevillesque de quelque rite païen. Et la parodie continua : au lieu d’une procession solennelle, avec torches enflammées et chants lugubres, les deux hommes entrèrent simplement par une porte, sous le balcon, et l’un d’eux explosa :

— Que diantre signifie ce spectacle ? Vous, là, faites-moi disparaître cette bouteille… arrangez la nappe d’autel… prenez vos places !

Je réprimai un rire. On eût dit Mrs. Watson réprimandant (d’une voix de baryton) ses subordonnées pour leur laisser-aller. À quel genre de farce ridicule allions-nous assister ? Peut-être me suffirait-il, en définitive, de tomber le masque et d’administrer une bonne semonce à tous ces godelureaux.

Mon amusement fut de courte durée. Les hommes avaient changé de position, conformément aux ordres de Lord Liverpool, et je vis que Thot à tête d’ibis s’approchait à nouveau de moi. Je ne pouvais battre en retraite sans me retrouver en plein dans le cercle de lumière dispensé par l’une des lampes, sur ma gauche.

C’était un homme de haute stature, et son masque le grandissait encore de trois ou quatre centimètres. Il me dominait de la tête et des épaules. Je cherchai à tâtons le manche de mon ombrelle. Mais Thot ne prononça pas un mot, n’esquissa pas un geste menaçant ; il s’arrêta à mon côté et se tourna face à l’autel.

Les derniers vestiges d’amusement se dissipèrent dans mon esprit tandis que j’observais le comte. Pour lui, cette cérémonie n’avait rien d’une parodie. Il était d’une ferveur hideuse, tragique. Levant les mains, il s’adressa à la statue… et je sentis mes cheveux se hérisser sur ma nuque en reconnaissant la voix qui, naguère, avait salué la puissante Isis, admirable dans l’art de commander.

Soudain, il cria à pleins poumons :

— Il vient ! Il vient ! Voici le Grand qui vient !

Et, se jetant à genoux, il se prosterna jusqu’au sol – mais pas face au dieu.

Des ombres du balcon émergea alors un homme masqué, vêtu d’une robe blanche, la peau de léopard du prêtre sem drapée sur ses épaules.

Je retins mon souffle. C’était lui. Non pas le pathétique jeune comte, qui était sa dupe et son acolyte, qui était prêt (comme il l’avait déclaré lui-même) à faire n’importe quoi, à tenter n’importe quoi pour guérir de sa fatale maladie. Avec quelle vilenie ce scélérat avait-il joué de la crainte de la mort qui habitait le malheureux garçon – un garçon déjà rendu à demi fou par le mal qui avait pourri les tissus de son cerveau !

Le gredin avait de la prestance, sans contredit. Les figurants eux-mêmes, si endurcis qu’ils fussent, observèrent dans un silence respectueux le sinistre échange entre le jeune comte et son mentor. Ils parlaient égyptien – ou s’y efforçaient, dans le cas de Liverpool. La voix de l’autre homme, étrangement déformée par le masque, était lente et assurée.

Enfin, il se tourna vers les ombres d’où il était issu et frappa trois fois dans ses mains.

Ils entrèrent en chantant, dans un concert de voix ululantes et discordantes. Ils ne portaient qu’un pagne pour tout vêtement, et leur peau basanée luisait comme du bronze. La forme allongée sur la litière qu’ils portaient sur leurs épaules était immobile, enveloppée de la tête aux pieds dans des bandelettes blanches.

Je n’aurais pu réprimer le cri qui me semblait devoir faire éclater mes poumons oppressés. Mais à l’instant où j’ouvrais la bouche pour hurler, un bras dur comme l’acier m’emprisonna la taille et une main se plaqua sur ma bouche.

— Par pitié, Peabody, ne braillez pas ! dit une voix sifflante.

Je crois que, n’eût été le bras vigoureux qui m’enserrait, je serais tombée à la renverse. Je détachai ses doigts de ma bouche et murmurai :

— Emerson ! Emerson…

— Chut ! dit Thot, le dieu à tête d’ibis.

Cette adjuration n’était point nécessaire : la joie, le soulagement, l’extase et une rage croissante me rendaient coite. Mais si ce n’était pas Emerson, sur la litière, qui était-ce ? La réponse m’apparut avant même que les porteurs eussent déposé la couche sur le long autel et que le prêtre sem eût lentement déroulé les bandelettes.

Un murmure d’intérêt et d’approbation s’éleva lorsque l’infortunée jeune fille fut dévoilée aux regards concupiscents des hommes. Son costume était une adaptation étonnamment fidèle de la toilette qu’aurait pu porter une femme de l’Égypte ancienne, mais ce n’était pas l’élégante robe plissée, en lin, d’une dame de haute naissance. C’était le vêtement d’une servante ou d’une paysanne : une simple chemise qui lui arrivait juste au-dessus des chevilles et était retenue par de larges bretelles qui couvraient – plus ou moins – sa poitrine.

Emerson ne me tenait plus par la taille mais par le bras. Il me secoua – avec ménagements.

— Ne bougez pas, Peabody.

— Mais Emerson, ils vont…

— Non, ils ne vont pas. Attendez.

Nul ne nous prêtait la moindre attention. Tous les yeux étaient fixés, avides, sur miss Minton. Un individu grand et mince, affublé du masque de babouin, s’approcha en catimini. Lord Liverpool se pencha pour examiner de plus près le visage de la jeune fille. Il eut soudain un mouvement de recul et ôta son masque.

— Ma parole, s’exclama-t-il, je la connais ! Vous m’aviez dit…

— Elle est l’élue, dit le prêtre sem d’une voix solennelle. L’épouse du dieu.

— Oui, mais… mais… c’est la petite-fille de Durham, sacrebleu ! Vous aviez dit qu’elle serait consentante…

— Elle est consentante.

Le prêtre passa un bras sous les épaules de miss Minton et la mit en position assise.

— Éveillez-vous, Margaret, épouse du dieu. Ouvrez les yeux et souriez à vos adeptes.

Les longs cils de la jeune fille battirent de façon enjôleuse. Ses paupières languides se soulevèrent. Un sourire singulièrement niais se répandit sur son visage.

— Mmmmmmmm, fit-elle obligeamment. Qui sont tous ces gens bizarres ?

— Saluez votre seigneur et amant, épouse du dieu, psalmodia le prêtre sem.

Elle avait grand-peine à garder les yeux ouverts.

— Seigneur et amant… Ah ! oui. Enchantée… Lequel d’entre vous…

— Bon sang, cette fille est droguée ! se récria Liverpool. Je ne puis… je ne veux… pas à une lady, crénom !

— Aussi n’avais-je pas l’intention de vous le demander, dit froidement l’homme masqué.

Il lâcha miss Minton, qui s’affala sur le coussin avec un gloussement stupide, et dégrafa sa peau de léopard.

— Quoi ? bredouilla le comte, bouche bée. Vous aviez dit…

— Que la consommation du mariage divin vous guérirait, le coupa l’inconnu. Et vous serez guéri – Votre Grâce. De votre maladie et de tous les autres maux qui vous affligent.

Miss Minton leva ses bras d’une blancheur d’albâtre.

— Seigneur et amant, murmura-t-elle avec volupté. Splendide, absolument splendide ! Mon cher… mon cher Radcliffe…

« Thot » tressaillit violemment et lâcha mon bras.

— Damnation !

Son exclamation fut couverte par le cri, plus fort encore, que poussait Lord Liverpool.

— Bon sang, l’ami, vous allez trop loin ! Je ne vous laisserai pas faire ça !

L’autre homme fit un pas en arrière.

— Quelle mouche vous pique ? Je ne vous aurais jamais cru si froussard, Ned. Très bien. Sortez… tous !

Plusieurs participants – parmi lesquels Mr. Barnes – s’étaient déjà discrètement écartés. Le comte serra les poings.

— Elle vient avec moi. Je la raccompagne chez elle.

— En enfer, oui !

Le prêtre plongea une main sous sa robe. Emerson s’élança, mais il était déjà trop tard. Une détonation claqua et le comte recula en titubant, une main crispée sur son flanc. Il tomba à genoux et, l’espace d’un horrible instant, parut s’incliner profondément devant le dieu. Puis il s’effondra face contre terre et ne bougea plus.

Tête baissée, Emerson plongea sur le meurtrier, qui culbuta avant d’avoir pu viser une nouvelle fois. Seul l’un des acolytes masqués demeura dans la pièce : l’homme grand et mince qui portait le masque de babouin. Je me précipitai sur lui, ombrelle brandie, mais je fus alors saisie par une paire de bras nus, vigoureux, et une main nue, vigoureuse, me désarma d’une torsion du poignet. Je n’avais pas oublié les porteurs de litière ; je m’étais bien aperçue de leur présence ; mais je les avais pris pour des serviteurs rémunérés, comme les chenapans engagés par le comte pour atteindre le quorum de prêtres nécessaire, et je n’avais pas imaginé un instant qu’ils prendraient le risque de participer à une bataille rangée. De toute évidence, je m’étais lourdement trompée.

Deux autres porteurs avaient ceinturé l’homme au masque de babouin, tandis que la troisième paire se ruait sur les combattants – l’unique combattant, devrais-je dire, car Emerson avait traîné le prêtre sem sur ses pieds et s’apprêtait à lui administrer un coup puissant dans le plexus quand il fut maîtrisé et entraîné à l’écart. Avant que mon mari eût pu terrasser ses assaillants, le tueur ramassa prestement le pistolet qu’il avait laissé choir et le pointa, non sur Emerson, mais sur moi.

— Tout a marché de travers, ce soir, déclara-t-il d’une voix assez essoufflée. Vous, là-bas, madame Emerson – la petite, celle dont la robe aurait grand besoin d’être raccourcie – j’ignore comment il se fait que vous soyez présente, mais vous êtes la suivante sur ma liste, et si vos alliés ne cessent pas immédiatement le combat, je tire.

La partie postérieure de son masque s’était brisée dans sa chute, ce qui obligeait le prêtre à le maintenir en place d’une main. Quand il regarda Emerson, dont la tête d’ibis était en lambeaux, il éclata d’un rire sarcastique.

— Le moment est venu de tomber le masque, dit-il avec une sinistre gaieté. Ne soyez pas modeste, madame Emerson, je vous reconnaîtrais entre mille. Et le grand gaillard, là, doit être le professeur. J’aurais dû me douter qu’il choisirait Thot, le savant du panthéon… Mais qui est le babouin ?

Je retirai mon masque et le jetai à terre. Emerson fit de même. Le babouin croisa les bras et demeura immobile ; l’un des Égyptiens lui arracha son masque.

— Inspecteur Cuff ! m’écriai-je.

— Bonsoir, madame Emerson, dit civilement le policier.

 

— Voilà certainement une conjoncture ridicule, fis-je observer un peu plus tard. Je vous avais laissé un message, inspecteur, pour vous exposer la situation et vous demander de perquisitionner à Mauldy Manor si je n’étais pas rentrée au matin. Je suppose toutefois que, maintenant, je ne dois plus compter sur vous pour venir à la rescousse. N’avez-vous même pas songé à amener en renfort une paire de constables ?

— Vous ne comprenez pas, madame Emerson, répondit tristement l’inspecteur. Nous sommes en présence d’une affaire très délicate… vraiment très délicate. Je suis ici sans l’aval de mes supérieurs, or ma petite pension…

— Oh ! brisons là. Ce n’est pas le moment de se lamenter. Nous devons tendre nos efforts vers l’évasion.

— Des idées ? s’enquit Emerson.

Il était adossé au mur, les bras croisés. Nous étions tous adossés au mur, car il n’y avait rien dans la pièce pour s’asseoir. Nous étions séquestrés dans l’une des cellules en pierre de la cave, la nôtre différant des autres uniquement par le fait qu’elle était munie d’une robuste porte, laquelle était présentement fermée à clef et au verrou.

— Une ou deux, répondis-je.

— J’espère qu’elles sont meilleures que la dernière, ronchonna Emerson. Vous affirmiez que les barreaux de ces soupiraux étaient rongés par la rouille…

— Ceux des autres soupiraux le sont. Ceux-ci ont été remplacés récemment. Je me demande combien de malheureux prisonniers ont moisi dans ce cachot putride ?

Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre. Je poursuivis, songeuse :

— C’est miss Minton qui me préoccupe au premier chef. Nous devons nous échapper au plus vite, dans l’espoir d’arriver à temps pour la sauver.

— Je ne verrais pas d’objection à sauver également ma peau – et la vôtre, madame, dit l’inspecteur. Et puis-je ajouter que votre sang-froid fait mon admiration ?

— Merci. Je n’ai pas de craintes pour notre vie. S’il avait l’intention de nous tuer, il l’aurait fait sur-le-champ, au lieu de nous emprisonner.

— Voilà bien le genre de conclusion infondée dont vous vous êtes fait une spécialité, Peabody ! s’exclama Emerson. Nous formions un trio tout à fait redoutable : alors même que nous étions inférieurs en nombre, nous aurions pu infliger de sérieux dégâts à notre ami le prêtre s’il avait tenté de nous assassiner sur place. À présent, il peut nous exterminer tout à loisir, sans risquer sa précieuse peau.

— Mais ses options sont limitées, Emerson, convenez-en. C’est seulement dans les romans-feuilletons que le méchant inonde la cave ou la remplit de gaz empoisonnés. Et il doit savoir que la première personne qui franchira cette porte fera l’objet d’une attaque violente.

— L’inanition…

— … n’est mortelle qu’à long terme. Quelqu’un finira certainement par nous trouver avant que cette éventualité ne se produise, même si nous ne parvenons pas à nous libérer tout seuls – hypothèse que j’estime improbable.

Un silence lugubre s’ensuivit. Je m’apprêtais à lancer une petite saillie sur le pessimisme et la nécessité de garder le moral, lorsque je pris conscience d’une étrange sensation. Quelque chose de froid et d’onduleux se glissait entre mes pieds. Il y a fort peu de dangers que je ne puis affronter avec équanimité, mais je dois reconnaître que j’abomine les reptiles.

— Oh ! Emerson, je crains qu’il n’y ait un serpent dans la cellule…

— Ce n’est pas un serpent, répondit Emerson d’une voix étranglée. C’est de l’eau. Crénom, Peabody, n’avons-nous pas suffisamment de tracas sans que vous alliez offrir des idées à un meurtrier ? Laissez-le inventer sa propre méthode d’assassinat !

— Allons, Emerson, vous extravaguez. Il s’agit simplement d’une fâcheuse coïncidence. D’où vient cette eau, selon vous ? Frottez une autre allumette, voulez-vous ?

— Elles s’épuisent, Peabody, de même que les pages du carnet de l’inspecteur. Nous en avons utilisé plusieurs, rappelez-vous, afin de procéder à l’inspection du cachot et du soupirail. Je subodore toutefois que ce tuyau, que vous teniez pour un tuyau de vidange…

— Oui, sûrement. Économisez les allumettes, alors, Emerson.

L’orage avait cessé et la lune s’était levée. Un léger rayon éclairait une étroite portion du sol ; comme je l’observais, je vis le friselis de l’eau qui montait et se propageait. Elle semblait très jolie et inoffensive, cette eau argentée.

— Je me demande combien de temps il faudra pour remplir la cellule, soliloquai-je.

— Peu me chaut le temps qu’il faudra pour remplir la cellule ! s’emporta Emerson. Venez, Cuff, attaquons-nous encore à ces barreaux. Si vous pouvez me hisser sur vos épaules…

— Restez calme, Emerson, je vous prie, lui dis-je. En vérité, cette façon de tuer les gens est assez inefficace. La porte, quoiqu’hermétique, n’est pas scellée, et quand l’eau atteindra le niveau du soupirail, elle se déversera à l’extérieur…

— Pas aussi rapidement qu’elle se déverse à l’intérieur, rétorqua Emerson. (En quoi il avait sans doute raison car, déjà, l’eau glacée m’arrivait au-dessus des chevilles.) Et comme elle vient du fleuve, notre homme en a une bonne quantité à sa disposition.

— Oui, assurément. En ce cas… Inspecteur, je vous demanderai de vous retourner.

— J’ignore ce que vous comptez faire, madame, dit-il avec suavité, mais je puis vous assurer que je n’y vois goutte. Vous pourriez… euh… vous dévêtir en toute bienséance.

— C’est précisément ce que je vais faire, repartis-je. Donc, nonobstant vos protestations, je préférerais que vous tourniez le dos. Simple geste, comprenez-vous.

Emerson s’approcha dans une gerbe d’éclaboussures.

— Peabody, que diantre… ? Auriez-vous, par hasard, une autre ceinture à outils sous ce pantalon ?

— Non, Emerson, mais j’ai quelque chose qui peut nous être tout aussi utile. L’idée m’en est venue après… après…

— Foin des précautions oratoires, Peabody ! gronda Emerson. Après que ce sal… ce satané Sethos vous eut enlevée.

— Justement. Ma ceinture et ses accessoires sont trop visibles pour échapper à une fouille en règle, alors j’ai pensé… Emerson, veuillez cesser de me tripoter. Vous avez votre main…

— Que diantre faites-vous ?

— Nous ne sommes pas seuls, Emerson, lui rappelai-je. Tenez-moi ceci et veillez à ne pas le mouiller. Et aussi ça.

— Peabody, qu’est-ce que… Bonté divine ! Portez-vous un corset, ma chérie ?

— Emerson, je vous en prie !

— Il me semblait bien que vous étiez un peu raide, ce soir. Vous aviez pourtant juré de ne jamais porter ces maudits machins parce que…

— Je n’y tiens plus ! dit soudain l’inspecteur Cuff. Madame Emerson, je vous respecte et vous admire plus que toute autre femme au monde, mais si vous ne me dites pas pourquoi vous… euh… vous vous dévêtez, je risque de devenir fou.

— C’est bien simple, répondis-je. La plupart des femmes portent des corsets, lesquels ne sont pas considérés comme des armes potentielles. Et pourtant, messieurs, qu’est-ce qui sert à maintenir un corset en position ?

— Je n’en sais fichtre rien ! dit Emerson.

— Des baleines, murmura l’inspecteur. D’étroites lames de baleine – ou de métal ! – cousues dans des poches, sur les côtés et dans le dos…

— Comme celle-ci, dis-je en mettant l’objet dans la paume d’Emerson. Prenez garde, mon chéri, elle est très effilée ; je l’avais fait coudre dans un petit fourreau spécial, et je dois dire que c’était extrêmement inconfortable. En voici une autre, qui a un côté en dents de scie… À présent, Emerson, vous pouvez vous attaquer à ces barreaux.

— Incroyable, madame Emerson ! hoqueta l’inspecteur.

— Élémentaire, mon cher inspecteur Cuff. D’où vous vient votre science en matière de corsets, si je puis me permettre ? Êtes-vous un homme marié ?

— Non, madame Emerson, j’ai toujours été un célibataire endurci. Mais par Zeus, vous avez ébranlé mes convictions sur les avantages de la vie en solitaire ! Si je pouvais rencontrer une femme telle que vous…

— Il n’y en a qu’un seul exemplaire, déclara Emerson avec une intense satisfaction. C’est mieux ainsi, d’ailleurs… Rhabillez-vous, Peabody. On y va, Cuff…

L’inspecteur eut toutes les peines du monde à hisser la puissante carcasse de mon époux ; aussi, dès que je fus décente, j’allai lui prêter main-forte. L’eau me léchait les mollets tandis que je m’arc-boutais contre le mur, le pied droit d’Emerson posé sur mon épaule. Le clair de lune qui jouait sur l’onde limpide exerçait une fascination étrange, hypnotique…

Soudain, une ombre occulta la clarté de la lune. Poussant un cri, Emerson eut un mouvement de recul. Notre pyramide humaine vacilla dangereusement. Je glissai et me retrouvai assise dans l’eau, cependant que Cuff, qui jurait avec une imagination dont je ne l’aurais point cru capable, se démenait pour ne pas perdre l’équilibre.

— Que diantre se passe-t-il ? criai-je.

— Vous ne me croirez pas, soupira Emerson.

Sur ces entrefaites, une autre voix déclara posément :

— Bonsoir, maman. Bonsoir, papa. Bonsoir, monsieur. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, mais compte tenu du fait que vous partagez l’incarcération de mes chers parents, j’en déduis que vous êtes un allié, voire…

La onzième plaie d'Égypte
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